ACTE V, SCÈNE VII.

L’infante, Don Rodrigue, Chimène, Don Fernand.

L'INFANTE.

Sèche tes pleurs, Chimène, et reçois sans tristesse

Ce généreux vainqueur des mains de ta princesse.

DON RODRIGUE.

Ne vous offensez point, Sire, si devant vous

Un respect amoureux me jette à ses genoux.

Je ne viens point ici demander ma conquête :

Je viens tout de nouveau vous apporter ma tête,

Madame ; mon amour n'emploiera point pour moi

Ni la loi du combat, ni le vouloir du roi.

Si tout ce qui s'est fait est trop peu pour un père,

Dites par quels moyens il vous faut satisfaire.

Faut-il combattre encor mille et mille rivaux,

Aux deux bouts de la terre étendre mes travaux,

Forcer moi seul un camp, mettre en fuite une armée,

Des héros fabuleux passer la Renommée ?

[…] N'armez plus contre moi le pouvoir des humains :

Ma tête est à vos pieds, vengez-vous par vos mains ;

Vos mains seules ont droit de vaincre un invincible ;

Prenez une vengeance à tout autre impossible.

Mais du moins que ma mort suffise à me punir :

Ne me bannissez point de votre souvenir ;

Et puisque mon trépas conserve votre gloire,

Pour vous en revancher conservez ma mémoire,

Et dites quelquefois, en déplorant mon sort :

« S'il ne m'avait aimée, il ne serait pas mort. »

CHIMÈNE.

Relève-toi, Rodrigue. Il faut l'avouer, Sire,

Je vous en ai trop dit pour m'en pouvoir dédire.

Rodrigue a des vertus que je ne puis haïr ;

Et quand un roi commande, on lui doit obéir.

Mais à quoi que déjà vous m'ayez condamnée,

Pourrez-vous à vos yeux souffrir cet hyménée ?

Et quand de mon devoir vous voulez cet effort,

Toute votre justice en est-elle d'accord ?

Si Rodrigue à l'État devient si nécessaire,

De ce qu'il fait pour vous dois-je être le salaire,

Et me livrer moi-même au reproche éternel

D'avoir trempé mes mains dans le sang paternel ?

DON FERNAND.

Le temps assez souvent a rendu légitime

Ce qui semblait d'abord ne se pouvoir sans crime :

Rodrigue t'a gagnée, et tu dois être à lui.

Mais quoique sa valeur t'ait conquise aujourd'hui,

Il faudrait que je fusse ennemi de ta gloire,

Pour lui donner sitôt le prix de sa victoire.

Cet hymen différé ne rompt point une loi

Qui sans marquer de temps, lui destine ta foi.

Prends un an, si tu veux, pour essuyer tes larmes.

Rodrigue, cependant il faut prendre les armes.

Après avoir vaincu les Mores sur nos bords,

Renversé leurs desseins, repoussé leurs efforts,

Va jusqu'en leur pays leur reporter la guerre,

Commander mon armée, et ravager leur terre :

À ce nom seul de Cid6 ils trembleront d'effroi ;

Ils t'ont nommé Seigneur, et te voudront pour roi.

Mais parmi tes hauts faits sois-lui toujours fidèle :

Reviens-en, s'il se peut, encor plus digne d'elle ;

Et par tes grands exploits fais-toi si bien priser,

Qu'il lui soit glorieux alors de t'épouser.

DON RODRIGUE.

Pour posséder Chimène, et pour votre service,

Que peut-on m'ordonner que mon bras n'accomplisse ?

Quoiqu'absent de ses yeux il me faille endurer,

Sire, ce m'est trop d'heur de pouvoir espérer.

DON FERNAND.

Espère en ton courage, espère en ma promesse ;

Et possédant déjà le cœur de ta maîtresse,

Pour vaincre un point d'honneur qui combat contre toi,

Laisse faire le temps, ta vaillance et ton roi.